Les différentes voies de la pensée arabe moderne et contemporaine

Hoda Nehmé
L’article était publié en Revue Théologique de Kalik 2, 2008, 147-167. Ici le texte est revisité, modifié et avec des informations ajoutées et  un renouvellement des references de la publication.

L’empire ottoman, en pleine décrépitude, annonce sa chute à partir de la première moitié du 19e siècle et expire dans la douleur et l’épreuve fortement ressenties dans les pays dits arabes, au premier quart du 20e siècle. L’Empire en démantèlement ne tarde pas à dévoiler une situation sociopolitique et politico-économique déplorable. L’initiative enclenchée par les grandes puissances de l’époque, en l’occurrence, la France et la Grande Bretagne, qui consistait à garder l’Empire en état permanent de convalescence, le temps de jeter les fondements de base de la nouvelle politique dans les pays du croissant fertile – plus couramment connu sous le nom de Proche et Moyen-Orient – n’a pas été sans séquelles, tant sur le plan politique national que transnational. La disparition d’un gigantesque empire, âgé de cinq siècles, ne fut pas rapide, du moins pas aussi rapide qu’on l’espérait. Répondre à l’appel lancé par Ibrahim Al Yazigi : « Ô Arabes réveillez-vous, il est temps d’être libres » (Diwan Ibrahim Al Yazigi, 1883) se mettre au rythme du cri surprenant de Négib Azouri, précipitant les Arabes à se séparer de l’empire ottoman et à affirmer leur autonomie et leur liberté, à s’aventurer dans la voie du nationalisme avec Adib Ishac, parrain du slogan « Vive la nation » (Le concept a été utilisé pour la première fois par Adib Ishac comme réaction au mouvement traditionnaliste et conservateur refusant d’instaurer une nation en dehors de la shari’a) à œuvrer en vue d’une patrie tant de fois rêvée, à travailler pour rétablir une identité et pour se forger une place sur la carte des nations, à faire couler beaucoup d’encre pour restituer une citoyenneté longtemps figée dans le statut de « sujet » ottoman… tout cet effort exprimé en vers, en prose, en articles, en philosophie, en stratégies politiques, en pièces de théâtre, en concerts musicaux et en slogans, constitue la toile de fond de ce qui s’appelle la pensée arabe moderne et contemporaine.

Les sources politiques et philosophiques de la pensée arabe moderne

La pensée arabe moderne est étroitement liée au contexte sociopolitique qui la vit naître et qui lui donna sa raison d’être. Elle est le produit de la conjoncture politique ottomane et européenne et s’en détache difficilement. Il est quasiment impossible de comprendre la pensée arabe moderne et d’en saisir la dimension en dehors de sa relation avec cette conjoncture. Force est de constater que la pensée arabe, moderne en particulier, est un arsenal d’idées constituées au fur et à mesure du parcours événementiel vécu dans l’empire ottoman. Elle évolue en réaction à la faiblesse de l’Empire et progresse vers de nouvelles idéologies, en raison de la régression politique de ce dernier.

État des lieux

Surnommé « l’homme malade », l’empire ottoman, autrefois terre et pays d’une multiplicité d’ethnies et de peuples groupés sous la bannière ottomane en leur qualité de « sujets » ottomans, devient, peu à peu, la proie d’un flux d’idées qui se mettent fatalement en interaction, avancent à pas de géants, envahissent les esprits, gagnent les populations à leur thèse, précipitent le changement et contribuent à la défaite irréversible de l’Empire et, par voie de conséquence, à l’émergence de nouvelles sociétés. Toutefois, il est de bon aloi de savoir qu’un malade tente de se prodiguer un remède qui le revigore et qui lui assure une survie possible ; en cas d’échec, il retarde sa mort. Notons que le système politique ottoman n’a nullement inclus l’idée d’État territorial lié à une identité communautaire, nationale ou ethno-nationale, et c’est parce qu’il se montra incapable d’intégrer les concepts de territorialité et de nationalité à base ethnique que ledit Empire disparut au début du 20e siècle. Sur la carte géopolitique ottomane, le Proche-Orient arabe nous intéresse particulièrement. Berceau des trois religions du Livre, ce Proche-Orient, ottoman fût-il, arabe, colonisé, indépendant ou souverain, est une exceptionnelle matrice d’identités. Pour comprendre cette réalité, il nous faut orienter la recherche dans le sens de la mosaïque communautaire proche-orientale, laquelle s’exprime en un rapport à l’histoire et au temps, ontologiquement vécu et conceptualisé par un mode mnémonique  unique. Une société plurielle, disparate et pluriethnique s’est retrouvée, au lendemain de la campagne bonapartiste en Égypte (1798), face à un choc qui l’interroge sur elle-même, sur son identité et sur sa destinée. Suite à la confrontation inédite, depuis le temps des croisades, au clash civilisationnel déclenché par la puissance scientifique de l’Occident, une révolution a laminé le monde proche-oriental dans l’intimité axiomatique de son identité jusqu’à aujourd’hui. Une prise de conscience collective et individuelle prend forme, une remise en cause de toutes les valeurs sociales et politiques voit le jour, un pressentiment de menace s’exprime dans l’intense mobilité identitaire, des mutations profondes agitent l’Empire, montrant, non sans défi, que l’éveil provoqué par la confrontation avec le monde européen revêt des formes identitaires conflictuelles, pathologiques et narcissiques. De l’émergence des mouvements au cœur de l’empire ottoman (le wahhabisme, le panarabisme, le panislamisme, la sémitisation, le pantouranisme), aux « Tanzimat », à la fragmentation de l’Empire, à la création d’États établis selon les termes juridico-politiques de la raison occidentale par le colonisateur et rendus souverains par les indépendances, le Proche-Orient arabe n’a pas réussi jusqu’à présent à se libérer d’une identification paranoïaque, à se muer en nations arabes unies ou en nations mûres et autonomes, n’a pas encore prouvé le respect de la liberté d’expression et n’a pas protégé ses maîtres à penser. Des appareils militaro-politiques, administratifs et bureaucratiques, producteurs et distributeurs de richesse de façon totalement non économique, et semeurs de terreur et d’illettrisme, ont gouverné le Proche et Moyen-Orient. Ce tableau brossé, bien que sombre et opaque, permet de nous interroger sur le concept de durée L’enjeu est là. Comment des nations aussi fragiles ont-elles résisté aux effets pervers du temps ? Pour certains, cette résistance serait due, en grande partie, au système de « millet », populations sujettes et non citoyennes, qui voyaient dans le système califal d’Istanbul, l’ordonnateur lointain des libertés civiles et religieuses et leur protecteur aux termes d’un ordre coranique dont elles partageaient toutes la même vision temporelle de l’ordre des choses. Il s’agirait là d’une identité proche-orientale ordonnée dans et par une temporalité commune, celle des « Gens du Livre ». Pour d’autres, cette résistance serait attribuée aux origines du mouvement identitaire philosophique, né au 9e siècle avec l’infiltration de la philosophie grecque et l’émergence de la pensée qui prône la raison et qui appelle à l’instauration de la Cité parfaite et idéale que régiraient la raison et le droit, mouvement repris plus tard par les entrepreneurs de la « Nahda ». Ces deux points de vue, fussent-ils authentiques ou pas, justifiant la résistance, mettent en exergue la raison principale à la base de ce parcours identitaire : l’appartenance religieuse ne saurait être une appartenance identitaire. Dans la première justification, les « millets » ont survécu grâce aux versets coraniques qui dictent le mode de vie du non musulman dans la cité musulmane. Dans la deuxième justification, nous pouvons conclure qu’en contact avec la philosophie grecque, l’islam a pu réagir en faveur de la suprématie de la raison et en contact avec la modernité, qu’il a réagi contre le greffage du modèle occidental au Proche-Orient. Les non-musulmans, chrétiens et juifs, n’ont pas manqué à la tâche qui est la leur dans la cité musulmane : entreprendre l’aventure identitaire, réveiller constamment le besoin et la recherche d’un sentiment d’appartenance. Le chantier identitaire n’est pas une besogne facile. Les entrepreneurs identitaires sont issus de différentes communautés, voire de différentes ethnies et ne partagent pas le même passé ni la même culture, bien que nous ne puissions escompter quelques caractéristiques historiques et culturelles qui constituent l’essence de ces communautés. À l’heure où la communauté chrétienne arabe proche-orientale montrait qu’elle pouvait mieux évaluer et établir une certaine distance critique vis-à-vis de la modernité, la large communauté arabo-sunnite en général, qui partageait cette plénitude axiomatique de l’identité proche-orientale, sans recours à un quelconque point d’ancrage dans cette modernité allogène, allait voir l’onde d’un choc atteindre le foyer miroir.

Naissance de la pensée arabe moderne: la  « Nahda »

L’époque ottomane qui avait imposé le turc comme langue officielle de l’État a certes contribué à la régression de la langue arabe. Signalons que c’est la première fois que s’éclipse la notoriété de l’arabe sur sa propre terre. Et, sans les coups des canons de Napoléon en Égypte et ceux des carillons des couvents dans les différentes régions libanaises, il n’aurait pas été évident de réveiller les Arabes de leur torpeur. La pensée arabe, surgie du contact de l’Occident avec l’arabité, est le résultat de cette interférence réalisée sur le territoire même de l’arabité. Toutefois, cet Occident nouveau, né alors que l’arabité était absente sur la scène politique, est le produit de la révolution française, de la révolution industrielle, de la classe bourgeoise, de la nouvelle science, de la nouvelle technologie, du laïcisme et de la tendance colonisatrice. Cet Occident est porteur des germes de la modernité, phénomène étranger à tout ce qui faisait l’environnement arabe ottoman. Héritier des traditions devenues caduques par rapport à l’Occident, comme par exemple, croire encore que Dieu est la source du pouvoir, qu’aucune séparation n’est possible entre la loi divine et la loi de la nature, etc., le monde arabe vivait toujours au cœur d’un féodalisme qui considérait le gouverneur comme l’ombre de Dieu sur terre et qui ne reconnaissait aucune appartenance populaire ; seule l’appartenance religieuse constituait le critère de citoyenneté, de liberté, de fraternité et d’égalité. De cette rencontre historique avec l’Occident, au carrefour du 19e siècle, une dialectique civilisationnelle naquit, autrement dit, un choc d’intercompréhension et d’entente qui ne favorisa pas l’instauration d’un convivium pacifié pour un éventuel être et « être avec » ou un  « savoir être », pour soi et pour les autres. La réaction des Arabes s’est exprimée selon deux voies divergentes. Penchés sur leur passé, les chrétiens arabes choisirent la construction d’une citoyenneté fondée sur le patrimoine linguistique arabe, véhicule de l’histoire et de la culture arabes ; les musulmans, eux, optèrent pour une appartenance religieuse musulmane, ciment de la cohésion nationale et éventuellement, de la cohésion inter-musulmane dans un sens plus large, transcendant ainsi l’espace géographique, historique, ethnique, linguistique, anthropologique, et le concept d’État ou de nation. Principe d’identité Les Arabes chrétiens et musulmans se retrouvaient en quête d’identité à partir du moment où ils se sont rendus compte que l’empire ottoman ne pouvait plus assurer la survie des minorités ni la suprématie de l’islam sunnite : brèche difficile à colmater après l’introduction des nouvelles idées qui ont conduit à l’avènement d’un nouveau mode de pensée. Le musulman arabe se définit, dans cette agitation identitaire, fils d’une Umma fondée sur l’islam, source de sa cohésion, s’exprimant en langue arabe, langue sacrée parce qu’elle est le véhicule du message divin, de la Révélation. La Umma islamique s’imagine donc dans une langue écrite, l’arabe classique. Elle ne repose pas sur l’unité d’une langue parlée, mais sur le signe écrit. Elle ne s’imagine pas territoriale mais centrale; elle se veut liée dans sa réalité incarnée à un ordre divin par l’intermédiaire d’une langue coranique. Le musulman se dépêche par conséquent, non de se forger une identité, mais de se restituer une identité. Pour ce faire, il se défend existentiellement par un retour aux sources, aux premières heures de l’islam, à une époque susceptible de faire oublier les temps désastreux dans la vie de la Umma, faisant fi, au cours de cette rétrospection, des mutations et des changements survenus sur la place mondiale et locale, n’y voyant que la voie du salut. L’objectif d’une telle vision serait d’amenuiser les motifs du choc civilisationnel surprenant et brusque et de renouveler l’identité musulmane puisée dans la doctrine et dans l’enseignement musulman purifié, indépendamment des efforts fournis pour promouvoir la langue arabe au rang des langues vivantes. Contrairement aux protagonistes de l’universalisme de la langue arabe, les musulmans réformistes considéraient la langue comme source de « zikr », (c’est à dire comme langue incarnant la Parole de Dieu qu’il faut sans cesse répéter dans la prière) et non comme objet d’expression ou sujet d’appartenance. Le chrétien arabe, principalement celui qui, ouvert sur la culture occidentale, s’est construit un savoir en matière de nation, de citoyenneté, de charte des droits de l’homme, de démocratie et de société plurielle, s’est frayé, dans sa quête d’identité, un chemin bien différent de celui des musulmans réformistes arabes. À l’orée d’un avenir aux contours difficilement perceptibles, une fois sorti de l’état de sujet ottoman, le chrétien arabe, cultivé et clairvoyant, s’est lancé dans une aventure identitaire particulière qui a pris, dans l’histoire des idées du monde arabe, le nom de « Nahda » ou Renaissance. Le parcours identitaire du chrétien arabe a commencé par le recours à la langue arabe comme legs identitaire et culturel propre aux populations de langue et de patrimoine arabes. Comprise dans cette perspective, la langue arabe et non la religion constitue le principe d’appartenance. Elle est le ciment de la cohésion nationale et elle véhicule des valeurs arabes dont l’islam fait partie. Les penseurs chrétiens arabes, architectes de l’identité et de l’appartenance, arrachèrent la langue arabe à l’oubli, approfondirent et exploitèrent son patrimoine culturel, la retirèrent de l’obscurantisme dans lequel l’avait sclérosée la politique ottomane ; ils la sauvèrent de l’inconsistance dans laquelle elle s’était trouvée pendant des siècles. L’objectif principal du génie linguistique proposait la reconnaissance et l’affirmation d’une identité particulière, distincte de l’identité musulmane, laquelle affirmation entend mettre un terme au dicton populaire largement répandu dans les milieux musulmans et qui reproduit : « la langue arabe s’obstine à se dés-islamiser». Les démarches identitaires ne se ressemblent pas, par conséquent la philosophie, soubassement culturel de la politique en jeu, est le corollaire de l’identité en construction.

Identité en construction

Désireux de relever le défi, de se déclarer autonomes et souverains, de faire montre de sociétés à identité incontestée, les réformistes arabes musulmans, depuis Jabarti, Tahtaoui, Al Afghani, ‘Abdo, passant par Al Kawakibi, Kassim Amin, et jusqu’à la rédaction de cet article, n’ont cessé de centrer la pensée réformiste sur l’islam et sur les moyens susceptibles de le revigorer et de le promouvoir comme étant la voie du salut et de la réconciliation avec la modernité. Dans le même sillage, les chrétiens arabes voient dans la langue arabe le soubassement existentiel de leur identité : c’est elle et non l’islam, qui défie la modernité, qui, selon leur affirmation, est une religion arabe mais non la religion de l’arabité. La langue, non comprise dans un étau sacré et immuable, est habilitée à relever le défi face à la modernité croissante. Tout ce que la langue exprime, embrasse, comprend et forge, devient une partie du patrimoine culturel arabe et participe à la construction et à la consolidation de l’identité arabe que prodigue cette langue à ses usagers, fils de la terre arabe dont la géographie et les frontières naturelles seraient le croissant fertile. Évidemment, la langue circonscrite dans un espace géographique écarte la religion comme facteur de cohésion nationale ou transnationale et confère à la pluralité l’avantage de se dresser en partenaire égal aussi bien dans les droits que dans les devoirs, au cœur de la Cité. Pour réussir une telle entreprise, les chrétiens arabes ont véhiculé, par le biais de cette langue, un lot d’idées et de courants surgis de la rencontre arabo-européenne. Il s’agit ainsi d’une tendance à faciliter l’infiltration du laïcisme défendu par Boutros et Sélim Al Boustani, Francis Marrache, Adib Ishac, Farah Antoun, Chebli Chemayel, (19e et début 20e siècle) etc., et en vue de s’émanciper de la tutelle religieuse et du statut de « protégés », pour entrer dans la citoyenneté et la nation. Les chrétiens arabes ont largement contribué à la pénétration des idées nouvelles issues du siècle des Lumières et laissé un impact sérieux sur le patrimoine culturel arabe, le libérant de l’appartenance purement islamique et l’introduisant dans une modernisation qui l’habilite à se mettre au rythme du temps. Ainsi le darwinisme, le socialisme, la séparation du spirituel et du temporel, la prééminence de la science, le rationalisme, le positivisme et tant de courants de pensée ont trouvé leur expression dans la production de cette poignée de lettrés chrétiens arabes et provoqué le schisme intellectuel et culturel dans le monde arabo-musulman. À son tour, la dimension musulmane, partie inhérente dudit patrimoine, a dû se remettre en question face au flux de modernité intégré à la langue arabe en tant que vecteur de changement et de conversion des mentalités. Nombre de penseurs musulmans contemporains révisent la manière de regarder l’Occident moderne et contemporain. Si les chrétiens arabes du 19e siècle ont nivelé le terrain de l’arabité, ceux du 20e siècle, particulièrement la première moitié du siècle dernier, ont assumé l’appartenance à une patrie comme un acte libre et ont considéré l’identité comme l’essence même de l’être humain dans son existence. Et si l’identité se résume en ce « soi », la relation à la langue en tant que relation identitaire ne contredit pas la précédente. Dans cette perspective, l’être humain n’est plus un simple usager d’une langue, mais cette langue, support de son histoire personnelle et collective, devient son porte-parole et son expression identitaire. Entre cette langue et son interlocuteur, s’opèrent une osmose, une relation immortelle…Un tel mouvement de la pensée est une nouvelle donne de la langue et de son effet sur la pensée arabe, moderne soit-elle ou contemporaine, parce qu’elle revêt une dimension chrétienne viscérale. Tel est le cas des chrétiens arabes d’outre-mer. L’identité de ce chrétien arabe, propulsé par les penseurs du « Mahjar » ou les pays d’outre- mer, s’exprime en écrits centrés sur la personne humaine, à la fois sur son autonomie et son universalité, qui deviennent l’orbite dans lequel progressent la langue et son objet. Nés dans des demeures modestes et pieuses, au sein de l’Église d’Antioche, les penseurs du « Mahjar » qui ont succédé à ceux de la « Nahda » ont grandi dans un environnement religieux et croyant, dans des contrées spirituelles de l’empire ottoman. De ces îlots spirituels sont partis vers l’étranger les chrétiens arabes, crachés sur le littoral ouest de l’Atlantique, vendeurs, militants, misérables, mais aussi penseurs, philosophes et écrivains. Travaillés par la nostalgie du retour, après l’épreuve vécue loin de la terre maternelle, ces penseurs de la nouvelle vague des chrétiens arabes d’outre-mer, ont nourri ce sentiment que connaissent profondément les communautés privées de terre et contraintes à intégrer de nouvelles patries et de nouveaux systèmes de vie. De cette réalité amère, celle de se retrouver, après plus de quinze siècles, comme des communautés dépourvues d’identité, naît la question de regagner le « Liban céleste » de Gibran et le « Liban des montagnes précieuses » de Nouaîmé. Nombreux sont ceux qui ont qualifié cette théologie du retour à la terre natale de romanesque, alors qu’il s’agissait en fait d’un phénomène inédit. Le retour de l’émigré au pays connote l’identité d’un chrétien de montagne, la fusion du céleste et du terrestre se fait naturellement, loin de l’idéologie de la pensée arabe moderne qui, malgré ses prouesses intellectuelles et sa gymnastique identitaire, n’a pas réussi à asseoir une citoyenneté et une appartenance arabes indépendamment de l’appartenance religieuse bien que fortement controversée.

Le courant laïciste dans l’orient ottoman au 19e siècle

Le régime laïc libère en principe l’État de tout engagement religieux dans ses travaux législatifs et permet la définition de la notion d’État, de citoyenneté, d’appartenance liée à une terre et à un frère égal en devoirs et droits civils. La pensée arabe moderne et, ultérieurement la pensée contemporaine, imbues de ces idées, ont favorisé, au sein de l’Empire, la promotion d’un climat de changement vers le libéralisme et le laïcisme. Évidemment, la présente contribution ne saurait ignorer l’effort investi par nombre de penseurs et de politiciens ottomans éclairés qui avaient pris contact avec la science et la technologie occidentales et qui étaient suffisamment convaincus de la nécessité de changement au détriment de la perte de l’Empire. Effort traduit par le renouvellement des « lois » proposé par Koja Mustapha, conseiller du sultan Mourad IV (1648-1687). Le texte appelle le sultan à veiller à l’application de la loi, à s’assurer de près que les ministres s’emploient davantage à l’intérêt de l’État qu’à leurs propres intérêts et à s’épargner l’ingérence des hommes de religion dans les affaires de l’État. Katib Halabi, dans son ouvrage « Mizan al Haq », (ouvrage inspiré de l’esprit des lois de Montesquieu), fait l’éloge des sciences modernes et de la philosophie, dénonce le dénigrement religieux des sciences et inculpe les hommes de religion d’être la cause principale de l’écroulement de l’Empire, en raison d’un conservatisme hiératique et stéréotypé. Ibrahim Damade Pacha, premier ministre (1717-1730) a dépêché des missions en Europe, en particulier en France, pour qu’elles puisent dans les nouvelles réformes et lois en vigueur et qu’elles remettent au gouvernement ottoman des rapports détaillés afférents à tous les secteurs de la vie publique. L’ouvrage, « Ousoul al Hokm », rédigé par Ibrahim Mutassadika, (ancien ambassadeur ottoman), en 1731, (ouvrage portant essentiellement sur les fondements du pouvoir inspiré de la philosophie politique libérale et démocratique du siècle des Lumières), a prêché le développement concomitant avec celui de l’Occident. L’application du système politique occidental est de mise, avec le système législatif qu’il comprend et qui contribue à la mise en relief de la démocratie en tant que facteur salvateur et libérateur du despotisme et de l’exploitation, et surtout l’implication du peuple dans les responsabilités politiques. Ainsi, celui-ci est invité à avoir une voix délibérative dans le destin de la nation, ou plus largement de l’Empire, principalement la mise en place d’un régime politique laïc affranchi des lois coraniques qui régissent la question identitaire et nationale au sein de l’empire ottoman. Ce survol rapide et lapidaire dégage une prise de conscience au cœur de l’Empire. L’imitation du système politique occidental ne signifie pas nécessairement s’aligner sur une politique chrétienne occidentale, au contraire, il s’agit de s’aligner sur un phénomène politique fondé sur la science, le savoir, les arts, la technologie, sur des moyens d’avancement et de progrès indépendants de la religion et de son impact sur la vie politique. Dans cette perspective, la contribution propose le défi lancé au régime janissaire figé, basé sur le conservatisme endoctriné qui, confronté à tous les mouvements populaires ou intellectuels, se rend à l’évidence qu’il n’a plus intérêt à poursuivre ses activités ni ses oppressions tant sur le régime que sur la population. Il est inutile de dire que les protagonistes du changement savaient parfaitement qu’ils risquaient, dans leur aventure démocratique, de buter sur une volonté opiniâtre qui n’avait pas perdu tous les supports de résistance au vocabulaire exporté de l’Occident, véhiculant la révolution et l’ébranlement du pouvoir sunnite musulman que traduit l’Empire, tel : « nouveau système », « égalité entre les citoyens », « justice », «liberté », « la république », « la constitution », et « la séparation du pouvoir spirituel du pouvoir temporel », etc.

La réaction des arabes modernes musulmans

La réaction à cet état des choses au sein de l’empire ottoman se veut plurielle. En Égypte, le cheikh Hassan Al Attar, précurseur de la campagne du changement, avance: « Nos pays vont certainement changer et se renouveler par l’acquisition du savoir » (Le cheikh Al Attar est le maître de cheikh Tahtaoui. Il a été énormément impressionné par la campagne bonapartiste en Egypte et par les idées sur la nation et la patrie véhiculées par cette campagne). Le cheikh Tahtaoui (1801-1873) renvoie l’origine des Arabes à l’Asie, « terre d’Islam et des autres religions du Livre, terre des prophètes, des messagers et des révélations…. », et décrit les Arabes comme étant « la crème des nations et le sel de la terre » (Al Tamaddun, Al Hadara, wal ‘Oumran, vol.1, p591, vol.2, p.436). La simple réaction évolue en un mouvement réformiste musulman qui s’amplifie avec Jamal Eddine Al Afghani (1739-1789) et Mohamed ‘Abdo (1849-1905), restaurateurs d’une identité musulmane jugée comme étant le ciment de cohésion de toutes les communautés de la Umma. ‘Abdo et Al Afghani pensent qu’en dépit de leurs divergences, les communautés peuvent s’unir grâce à leur appartenance musulmane, sorte de porte-parole de toute évolution et de toute attitude à l’égard de l’Occident. Le panislamisme étant né, la lutte pour la dignité de l’identité musulmane s’exprime fortement et différemment. Une lutte multiple se déclenche, bien que les objectifs soient semblables : pouvoir prouver que « la religion est l’amie de la science car elle pousse l’homme à rechercher les secrets de l’existence, lui enjoint de respecter les vérités établies et de se fier à elles dans sa vie et dans son comportement moral »1. L’aventure n’est pas facile à entreprendre, c’est une reconstruction de soi et de la Umma, après une longue agonie ottomane dans ce sens. Toutefois, cette reconstruction n’en est pas une, n’échappe pas à maints obstacles et ne remplit pas les fonctions qui la situent en égale à cet Occident libéré de l’emprise de la religion, dans la gestion de l’espace public. Il s’agit d’obéir aux ordres de Dieu ; la « shari’a » est l’expression même de la volonté de Dieu et le fondement principal dans la société. Cette manière d’être met en scène un wahhabisme qui va jusqu’à dénoncer, à l’intérieur du sunnisme, ceux qu’il tenait pour de redoutables innovateurs. Il se déchaîne contre le soufisme et ses confréries, contre le culte des saints et contre les superstitions qui remontent au temps du paganisme. Le wahhabisme entend instaurer, dans les territoires soumis à sa domination, le règne de la Parole de Dieu. Selon les affirmations d’Al Afghani et les « modernistes islamiques », l’islam, si on l’interprète correctement, n’est pas seulement compatible avec la raison, avec le progrès et la solidarité sociale, bases de la civilisation moderne, mais il les prescrit positivement. Ce genre d’affirmation parcourt le monde musulman arabe et non arabe et développe une définition de l’islam qui s’emploie à libérer la pensée religieuse des chaînes de l’imitation, à revenir, dans l’acquisition du savoir religieux, à ses sources premières et à les peser dans la balance de la raison humaine. Mohamed ‘Abdo voit dans l’acculturation de la société un processus historique inévitable qu’il convient de gérer au mieux. Tout en encourageant le progrès scientifique et technologique, il se fait l’apôtre d’une relecture du legs islamique visant à fournir à l’Orient un système philosophique et juridique cohérent, apte à régenter la nouvelle société. Aux traditionalistes obtus, ‘Abdo rappelle la nécessité d’adapter la loi « shari’a » aux exigences du temps. Bien que fidèle aux deux faces de l’enseignement de son maître : a) doctrines fondamentales simples, structurées et défendues par la raison et b) par les enseignements et les préceptes sociaux, susceptibles de changer et d’évoluer en fonction des mutations que connaît la société musulmane moderne, Rashid Rida, en défendant les doctrines immuables de l’islam contre toutes les attaques, devait se rapprocher de son interprétation hanbalite et, plus tard, du wahhabisme par une série de fatwas. Il s’efforça d’inscrire les lois appropriées au monde moderne dans le cadre d’une « shari’a » révisée. Comme nous pouvons le constater, les réformes en milieu arabe musulman, appellent à la réconciliation religion-raison et contribuent à promouvoir le savoir, sans pour autant convaincre les générations futures et celles qui suivront que la révision de la « shari’a » suffit pour mettre les nations musulmanes au rythme du temps. Il est évident que la formation acquise dans l’ancienne structure d’enseignement ne permet plus l’accès aux postes supérieurs de l’État,  car avec l’introduction des nouvelles méthodes d’administration, l’exigence d’un nouveau type de compétence, la maîtrise d’une langue étrangère, etc., il était temps de saisir que le changement souhaité ne se borne plus à la révision de la « shari’a ». Les efforts à investir sont d’un autre ordre.

La réaction des arabes modernes chrétiens

Les chrétiens arabes se penchent sur la langue arabe comme support de cohésion nationale. Le chrétien, se considérant fils d’un passé racé et d’origines nobles, reconnaît que son appartenance et l’essence même de son identité se fondent sur la langue arabe, porteuse de son patrimoine culturel et véhicule des valeurs arabes dont l’islam fait partie. En raison de ses convictions, il s’est mis à l’étude et à l’approfondissement de la langue arabe. L’objectif principal assigné au génie linguistique s’inscrit dans le cadre de la reconnaissance et de l’affirmation d’une identité particulière distincte de l’identité musulmane. Pour les chrétiens arabes, le défi lancé à la modernité passe par les efforts déployés pour mettre une langue au rythme du temps, la rendre susceptible de véhiculer des notions, des définitions, des concepts et de projeter des équations et des dérivés qui répondent aux besoins du progrès scientifique et technologique ; autrement dit, il s’agit de mettre à contribution une langue vivante et non une langue sacrée, une langue capable de transmettre les idées et les courants en vogue dans le monde occidental. La langue est donc l’arme du développement mental et éventuellement politique et économique. Libérée et livrée à elle-même, la langue devient le creuset du savoir, le transmetteur et le transporteur des nouvelles donnes aussi bien sur le plan politique, scientifique que philosophique et économique. Dans le cadre du génie linguistique, Nassif Al Yazigi (1800-1871), impliqué dans l’avancement de l’identité arabe, est considéré comme la pierre angulaire de l’édifice laïc en devenir. Comprise comme un moyen de prise de conscience au niveau de la Umma arabe suffisamment démantelée, la langue arabe se confond avec le phénomène identitaire qui se prononce indépendant du phénomène turc ou ottoman. Ce gigantesque mouvement culturel tend à mettre fin au nomadisme identitaire du chrétien arabe. Cette promotion de la langue arabe prépare une : * Intifada politique faisant de la langue arabe un moyen d’expression et de rapprochement entre les arabophones, dans l’espoir d’y trouver un rassemblement national. * Intifada culturelle susceptible de ressusciter le patrimoine demeuré dans l’oubli. * Intifada scientifique qui libère la langue de sa caractéristique sacrée et immuable pour en faire un outil de progrès et un contenant de toutes les nouveautés. Fait suite, dans la lignée des concepteurs de l’identité prônée par les chrétiens arabes, Ahmed Farès Al Chidiac (1804-1877) qui propose la langue arabe comme langue de communication et d’enseignement, convaincu qu’elle est suffisamment solide pour contenir le ralliement des Arabes et les exigences de la science et de la technologie moderne. Trois idées maîtresses gouvernent la position nahdaouiste de Chidiac : * Rejeter le fanatisme religieux et lui substituer la tolérance et le savoir être et le savoir-être avec. * Appeler à l’instauration de l’égalité entre les citoyens et entre toutes les couches sociales, dénonçant  l’exploitation des classes pauvres et insistant sur leur formation pour libérer le peuple de l’ignorance, dans laquelle le situent les lignes de démarcation érigées entre ceux qui vivent dans les hautes sphères et ceux qui subissent le sort imposé par les féodaux et les princes de l’Église. * Appeler à l’élaboration d’une constitution civile qui promeut le droit, l’équité et la justice. Le message de Chidiac ajoute à l’édifice laïc en construction des points essentiels : la séparation du spirituel et du temporel, la refonte de la société sur la notion du droit dont profite toute personne sans discrimination ni exclusion et le recours à la loi civile pour gérer la vie publique, quelle que soit la confession ou la religion des communautés vivant dans une société déterminée. Les voix des chrétiens arabes qui s’élèvent en vue d’asseoir une nouvelle société se multiplient. Boutros Al Boustani (1813-1883) réveille les Arabes, les incite à s’approprier la science, pur produit de la raison humaine, les prie de s’aligner sur la voie du savoir et de libérer la religion des questions politiques éphémères et mouvantes. Il met l’accent sur « la race et le sang arabes », jetant ainsi les fondements de base d’une « qawmiyya », citoyenneté nationale arabe indépendante du sultanat ottoman, transcendant l’appartenance religieuse, et d’une constitution civile qui préserve les droits du citoyen et qui prescrit ses devoirs. Sachant, toutefois, que la révolution populaire n’est pas encore un projet possible susceptible de renverser le pouvoir et d’annoncer l’avènement de l’ère citoyenne autonome et souveraine, Boutros Al Boustani se lance dans un projet de longue haleine, en fait le socle indéréglable de la citoyenneté en devenir : l’école, la formation du peuple, sa conscientisation à partir d’une éducation nationale qui assure aux futures générations la connaissance, la prise de conscience, le savoir-faire et le savoir être. L’éducation est la voie de l’avenir, la libération de l’ignorance, l’appropriation de la lumière du cœur et de l’esprit. Partageant les mêmes idées, Francis Marrache propage dans son ouvrage, « Ghabat al Haq » (Le Caire, 1/17,1880), la nation idéale, celle gouvernée par le philosophe éclairé, savant et rationnel qui réduit l’intermédiaire entre le pouvoir et le peuple, lequel intermédiaire religieux appelé à céder la place, dans la gestion de l’espace public, à la loi civile, point de repère et seule référence dans la question politique qui assoit l’égalité comme fondement principal entre les communautés et les classes sociales. Un air de socialisme effleure le mouvement réformiste des chrétiens arabes. Un appel destiné aux petites classes sociales pour les libérer du fief politique et religieux dans lequel elles sont incarcérées depuis bien longtemps. S’annonce alors une tendance vers le laïcisme, la civilisation et la vie éclairée, où tout un chacun, indépendamment de son ethnie, de sa religion et de sa confession peut se réaliser au sein d’une nation habilitée à protéger ses fils par le recours à la loi, à la charte des droits de l’homme et du citoyen et à la démocratie. Sélim Al Boustani (1847-1884) avance la possibilité de former une élite qui se chargera du changement à tous les niveaux : politique, économique et social. Adib Ishac (1856-1885), incite à la révolution contre le pouvoir ottoman, instaure la fraternité citoyenne et lance pour la première fois dans le monde dit « arabe » le slogan: « Vive la nation ». Chibli Chemayel (1850-1917), médecin de formation, va plus loin que ses prédécesseurs dans le mouvement nahdaouiste. Il enrichit la langue arabe en mots, notions, concepts, théories et définitions scientifiques et médicales, élargissant le champ lexical de la langue, lui conférant les critères scientifiques indispensables à toute langue souhaitant rivaliser les langues du monde développé dans leurs progrès. Au-delà du socialisme et du laïcisme tant convoités, Chemayel accorde au darwinisme et à l’évolutionnisme une place prépondérante dans sa vision du changement. Cependant, l’extrémisme prôné par Chemayel est modéré par la philosophie de Farah Antoun (1874-1922) qui définit la patrie comme étant une terre, un peuple, une histoire et un patrimoine réunis. Ce dernier écarte la religion dans la définition du citoyen et propose un programme d’habilitation qui prépare la société à l’assimilation du flux d’idées défendues par les chrétiens de la Nahda. Ce programme repose sur : * Une réforme morale : L’ascension morale citoyenne provient de l’enseignement philosophique et éthique. * La maison paternelle, noyau dur de la société, premier lieu de formation qui compte sur un pilier essentiel : la mère. Farah Antoun accorde une importance capitale à cette femme qu’il faut impérativement éduquer, libérer, et dont on doit reconnaître les droits, le rôle, pour qu’elle devienne acteur dans l’éducation du citoyen en devenir. * L’école, deuxième lieu de formation et d’éducation qui doit être gratuite, nationale, laïque et compter sur l’instituteur formé à l’éducation de jeunes citoyens en devenir. * Les écrivains : Farah Antoun conseille aux lettrés, aux rédacteurs en chef, aux écrivains et aux philosophes, de conjuguer leurs efforts et de rédiger des discours, articles, contes et pièces de théâtre qui répondent aux besoins de la société et qui contribuent à son élévation, à sa progression et à l’instauration de l’État de droit. Les penseurs chrétiens arabes ont mis à contribution tous les acquis culturels pour construire l’État, élaborer la Constitution, restaurer la citoyenneté voulue arabe et indépendante de l’appartenance religieuse, enrichir le legs culturel arabe et prouver au monde qui changeait à la fin du 19e siècle et à la première moitié du 20e siècle, que les Arabes, chrétiens et musulmans, étaient capables de vivre ensemble dans une large nation dite arabe, habilitée à gérer les différences dans le respect mutuel et la reconnaissance de l’autre comme frère et égal, sous la bannière de la loi civile. Les chrétiens arabes modernes ont fait circuler un vocabulaire opposé à celui fabriqué par les réformistes arabes musulmans : * La Nation par opposition à la Umma coranique. * La tolérance par opposition à Dar al Harb (demeure de guerre). * Le citoyen national par opposition au citoyen musulman. * La Constitution par opposition à la Shari’a. * La fraternité et l’égalité des citoyens par opposition à la fraternité et l’égalité des membres d’une communauté religieuse et à la « zhimmitude » réservée aux non musulmans. * La science comme outil de progrès et non la révision de la Shari’a. Un ensemble d’idées, de grands sacrifices, une forte dose scientifique et technologique, agitent le panarabisme face au panislamisme fondé sur un traditionalisme insuffisamment révisé pour défier l’Occident, libéré de l’impératif religieux depuis longtemps, et pour collaborer avec le courant libéral et constituer conjointement la nation arabe. Ni le panarabisme, ni le panislamisme n’ont eu l’opportunité de conduire sur la scène politique un courant religieux réformateur ou un courant laïc libéral. Le libéralisme issu du mouvement chrétien arabe nécessitait, pour sa réalisation, une société plus mûre, plus éduquée, plus libre et autonome dans ses décisions. Le panislamisme, à son tour, n’a pas fait preuve de tolérance et de reconnaissance mutuelle. Très préoccupé par l’identité musulmane, le panislamisme a omis les points fondamentaux dans la construction d’une nation moderne : le respect mutuel, l’application de la charte des droits de l’homme et du citoyen et l’acceptation de l’Autre qui est différent. Synthèse Le résultat immédiat de toutes les agitations philosophiques, politiques et idéologiques qu’a connues le 19e siècle et le début du 20e fut sans doute l’expression d’un Proche et Moyen-Orient dans une géographie confectionnée par les accords de Sykes-Picot. Quant à la deuxième moitié du 20e siècle, elle nous laisse perplexes. Les mouvements de libération arabes, les deux guerres mondiales, la guerre arabo-israélienne, les accords de Camp David, l’avènement de la mondialisation, la chute du communisme après la destruction du mur de Berlin, le démantèlement de l’URSS, l’obsession démocratique face au fondamentalisme religieux, tout ce tohu-bohu trouve son apogée dans les événements du 11 septembre 2001 à New York et introduit les États-Unis, première force planétaire incontestée, dans le sable mouvant de l’Iraq et j’en passe, vu l’opacité de la prévision du futur proche et lointain. Il y a cent ans, les élites du Proche et Moyen-Orient, chrétiens et musulmans, confectionnaient la nation, la Umma, la citoyenneté, le salut du monde arabe ou arabo-musulman, conformément à leurs acquis culturels et religieux. Plus de cent ans se sont écoulés et le Proche et le Moyen-Orient continuent de s’interroger sur la forme de l’État, la citoyenneté, la tolérance, les droits de la personne, la liberté de l’expression, la liberté du culte, etc., qu’ils doivent adopter et mettre en œuvre. Violence, terrorisme et ostracisme deviennent les composantes de l’espace public dans le monde arabo-musulman d’aujourd’hui. Les raisons de ce nouvel état des lieux sont innombrables. L’infatuation du monde occidental, l’excès des plans manigancés par les officines politiques : de la Déclaration de Balfour aux indépendances artificielles et démantelées, à l’abandon du dicton qui prévoyait que le royaume arabe de Damas allait de Taurus à l’Arabie, aux accords de Long Béranger, à la « pétrolisation » de la politique moyen-orientale, à l’implantation de l’État juif au cœur du monde arabe, à l’exode du peuple palestinien, à la création du Fath…Du défi du nassérisme à la défaite de 1967, de la guerre de 1973 au processus de paix israélo-arabe, de la guerre irano-irakienne à la guerre libanaise, à celle irako-américaine, du terrorisme, de l’axe du Mal aux pourparlers de paix, à la guerre de juillet 2006 au sud du Liban entre le Hezbollah et Israël, et de surcroît, le « printemps Arabe », sorte d’illusion qui éteint toute flamme susceptible de conduire la région vers la démocratie.. Depuis l’indépendance de leurs pays, il ne s’est déroulé que cinquante ans ou plus. Pour les Arabes, plusieurs échecs sont déjà à essuyer : * Le passage des défenseurs de l’unité arabe, dans le siècle du rêve, de la reconstitution d’un empire et d’une nouvelle légitimité à la politique de préservation des ressources et des intérêts pétroliers, humilie et frustre les Arabes qui se trouvent pris entre le marteau de la compromission et l’enclume de la perversion. * Les timoniers de la Nahda avaient-ils suffisamment préparé les États arabes souverains à l’exercice d’une liberté chèrement défendue et chèrement acquise ? La réponse à cette interrogation pertinente se trouve dans cet aveu de Ghassan Tueîni (journaliste, écrivain et politicien): « J’étais présent en novembre 1947 au débat de l’Assemblée générale de l’ONU qui a abouti, ce jour-là, au vote du partage de la Palestine. C’est alors que m’est apparu le décalage culturel, la disparité entre l’approche des délégations arabes et celle, autrement plus pragmatique, je dirais même scientifique, des représentants de l’Agence juive et des délégations occidentales, soviétique comprise. Un sentiment de grande tristesse a envahi les jeunes et les quelques moins jeunes que moi qui, tout en défendant le point de vue arabe, aux côtés d’une vague délégation palestinienne, ou dans le cadre des délégations arabes, s’apercevaient que nous ne parlions pas le même langage, que les orateurs arabes ne semblaient traiter des questions posées à et par l’ONU qu’en des termes désuets marqués par une sorte de nomadisme attardé. Des idées générales et des formules simplistes et surannées, telles que « le monde n’acceptera jamais que les droits légitimes soient violés », etc.2 Le « rêve arabe » commencé depuis plus de 150 ans n’a pas abouti. L’islam a refusé, au début du 20e siècle, la réforme qui lui était proposée et s’est cantonné dans une rigidité dogmatique d’où la Nahda essayait de le tirer. Quelles sont les perspectives possibles pour sortir de l’impasse, pour faire parler la raison et faire régner la tolérance en vue de l’unité des nations dans la diversité et la pluralité ? L’islam devrait aujourd’hui passer de la querelle sunnite-chiite à une querelle entre la modernité et le conservatisme rigide. Les chrétiens, artisans du « rêve arabe », devraient impulser une nouvelle Nahda.

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